Parfois, je me remémore la vie que nous avions avant de débuter l’instruction en famille. Je me souviens des matins typiques, quand nous faisions tout pour que tout le monde soit à l’heure à l’école et au bureau. J’essayais tellement fort, mes enfants criaient et pleuraient, je n’arrivais même pas à m’empêcher de leur crier dessus parfois, de menacer ou de déverser sur eux ma déception de ne pas être à l’heure sans cris et larmes ou de ne pas faire ce que j’attendais d’eux – ce que la société attendait d’eux : qu’ils soient propres, habillés, avec un manteau et leur cartable complet à l’heure pour le début des cours. Ce n’était pas pourtant pas si difficile, m’arrivait-il de leur dire avec mépris.
Je suis tellement heureuse et soulagée de ne plus avoir ces routines. Je suis tellement heureuse de voir mes enfants descendre un à un (parfois me précéder) lorsqu’ils sont réellement prêts à se réveiller. Je suis tellement heureuse de ne plus avoir à les presser d’avaler leur petit déjeuner et de sauter avec eux dans le rythme de quelqu’un d’autre au lieu de suivre le nôtre.
Mon fils aîné a bientôt 13 ans et il devient adolescent. Il mange beaucoup, il est super en forme le soir et je le vois émerger le matin vers 9h ou 9h30. Je sais qu’il a dormi autant qu’il avait besoin pour faire face à ces énormes perturbations physiques et psychiques que l’adolescence implique. Lorsqu’il émerge d’une nuit de sommeil suffisant, après un bon petit déjeuner qu’il déguste avec appétit, à son rythme, il est prêt à dévorer sa vie toute neuve, disposé à apprendre, avide de comprendre.
Et je ne peux m’empêcher d’avoir le cœur serré en pensant au rythme infligé à la plupart des enfants des pays développés. Oui, le respect des rythmes de sommeil est un argument important à prendre en compte lorsqu’on hésite à prendre la décision de ne pas envoyer ses enfants à l’école. Ce n’est pas important parce que Enfant-chéri-pourra-faire-une-grasse-matinée-tous-les-jours. C’est important parce que ça touche à sa santé, à son développement physique et psychique et aussi à son équilibre actuel et futur. C’est particulièrement déterminant pour les adolescent.
La presse m’apprend que les perturbations hormonales intensifiées par les nouvelles technologies privent les adolescents d’un sommeil réparateur :
“[I]ncapacité à aller se coucher vers 22 heures, alors que la durée minimum d’une nuit réparatrice à leur âge devrait encore être de neuf heures un quart, réveils quasi impossibles le matin et retards accumulés au lycée ou à la fac, décalage ingérable le week-end quand le jeune sort avec ses copains le soir et, se couchant vers 4 heures du matin, ne peut émerger le jour d’après avant 13 heures, se condamnant le dimanche soir à ne pouvoir s’endormir avant minuit, voire une heure…”
L’auteur de l’article est honnête, reconnaissant qu’il s’agit de
“[...] décalages qui ont au départ une cause essentiellement physiologique: les cycles circadiens (veille/sommeil) de l’adolescent sont perturbés par les poussées hormonales de la puberté. Cela a toujours existé.”
Ensuite, on incrimine les nouvelles technologies et les écrans… sans paraître remarquer la faiblesse des statistiques avancées :
Aujourd’hui, la technologie et les écrans auxquels ils sont tellement connectés viennent en rajouter dans leurs troubles du sommeil. «14 % des enfants d’âge scolaire éprouvent des difficultés d’endormissement ou se réveillent en cours de nuit [...]
Ainsi, les utilisateurs d’écrans, le soir, réduisent leur durée de sommeil de 30 à 45 minutes»
Forcément, quand on n’a déjà pas son content de sommeil, 30 ou 45 minutes de moins, ça fait beaucoup : si je reprends ce que nous explique la scientifique : endormissement vers 22h30, réveil à 6h30, cela fait 8h de sommeil là il en faudrait 9h15 donc un déficit structurel de 1h15 dans le meilleur des cas. Si on rajouter 45 minutes à cause des écrans, on arrive à un déficit de deux heures de sommeil par jour -
Or, dormir, pour un adolescent, c’est primordial : le Huffington Post rapporte un entretien avec le Professeur Léger, du Centre du Sommeil de l’Hôtel Dieu (Paris) qui explique pourquoi il est très important que les adolescents dorment bien :
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Pour leur croissance qui est très importante à ces âges. On ne peut grandir que lorsque notre corps est allongé. Donc plus le jeune adopte une position horizontale plus son corps sera apte à se développer normalement et à son rythme.
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Il est très important que les ados prennent un rythme de sommeil car les hormones de croissance se déversent au jour le jour. Mal dormir déséquilibre cette arrivée d’hormones et par conséquent perturbe la croissance.
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Au niveau, psychique les jeunes âgés de 12 à 16 ans créent des neurones en permanence (chose que les adultes ne font plus). Le cerveau a besoin d’être en phase de sommeil profond pour développer de nouveaux mécanismes cérébraux.
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L’apprentissage se fait en dormant. Quand le jeune entre dans sa phase de sommeil paradoxal , son cerveau vérifie tous les acquis de la journée. Cette phase est plus importante pour les adolescents que pour les adultes qui ont moins de connaissances à traiter quotidiennement.
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L’horloge biologique doit se former. Ce qui signifie trouver un équilibre qui permet au jeune d’habituer son corps à se gérer et à se construire de façon autonome.
Les habitudes sociétales et l’école font aujourd’hui que l’immense majorité des ados n’a pas son content de sommeil. D’où des difficultés plus importantes à se concentrer, à retenir ce qu’on apprend, des perturbations dans la croissance physique, mais aussi psychique… Les conséquences du manque de sommeil sont sans équivoques (vous pouvez aller voir ici ou là, pour creuser un peu) : les ados ont besoin de beaucoup de sommeil, plus que ce qu’ils peuvent espérer en arrivant à l’heure à l’école. Nous le savons depuis plus de vingt ans, mais nous ne parvenons pas à nous adapter pour résoudre ce problème.
Parce que pendant que nous apprenons que les adolescents ont besoin de plus de sommeil, nous continuons d’envoyer les parents travailler à temps plein, avec des horaires fixes de bureau. Ce conflit illustre à quel point l’école est devenue non pas quelque chose d’indispensable à l’Etat pour transformer nos enfants en futurs ouvriers (comme c’était le cas lorsque Jules Ferry a institué l’instruction obligatoire et l’école gratuite – ce mouvement est mondial), mais en quelque chose dont les parents ont besoin pour que les deux puissent aller travailler.
Les parents ont trop d’intérêt personnel à faire sortir les enfants à temps de la maison pour aller travailler, si bien que personne ne veut rater le départ à l’heure à l’école. Et l’école a trop d’intérêt à ce que les élèves obtiennent des scores élevés aux évaluations, donc les devoirs de fin de journée s’alourdissent, ce qui signifie que les enfants perdent encore un peu de sommeil. Et les enfants ont de plus en plus leurs propres intérêts et leurs propre vie (les égoistes !) et le seul temps réellement personnel qu’ils peuvent espérer (parce que l’école n’est pas vraiment du temps personnel, non plus que le temps passé à faire ses devoirs, n’est-ce pas ?) c’est après l’école – et les ados eux-mêmes sont rétifs à l’idée de repousser l’heure de début des cours si cela implique perdre du temps personnel. Donc tout le monde décide qu’il est acceptable que les ados n’aient pas assez de sommeil de façon à pouvoir aller à l’école.
Tristement, il semblerait que cette décision affecte directement le taux de suicide des adolescents : dans une étude de XC. Liu (Sleep and adolescent suicidal behavior. Sleep. 2004; 27:1351–1358), il est signalé qu’une carence en sommeil (moins de 8 heures de sommeil par nuit) augmente la fréquence des tentatives de suicide, ce qui est corroboré par la plupart des études réalisées sur le sujet. Il a même été établi une saisonnalité des suicides chez les jeunes, le taux étant plus élevé lors du retour à l’école.
A votre avis, que se passerait-il si on pouvait établir un lien entre les jeux vidéos et le taux de suicide chez les jeunes de manière aussi étroite et établie que nous pouvons établir un lien entre le retour à l’école et le taux de suicide des jeunes ? Les jeux vidéos seraient interdits, évidemment. Bon, l’école, c’est sacré et cela justifie qu’on prenne sur son sommeil.
Ce syndrome de la vache sacré n’affecte, en réalité, pas que les adolescents à l’école. Cela affecte aussi notre vie au travail. Comme les heures d’école décollent et les devoirs peuvent prendre toute la nuit (peut-être pas au collège, mais allez donc interroger les étudiants de classe prépa, qui poussent simplement le raisonnement à son maximum), nous élevons une génération d’enfants qui trouvent normal de se priver de sommeil pour être performants à court terme et n’ont pas de problèmes à se shooter pour développer leur productivité : mon beau-frère prenait de l’Ordinator, alors en vente libre, pour réviser ses examens ; Maman m’achetait tout un tas d’ampoules censées stimuler mon intellect avant les grands rendez-vous scolaires ; il est devenu assez courant, aux Etats-Unis, d’utiliser les médicaments prescrits pour ce qu’on appelle le déficit d’attention (on reviendra là dessus aussi) afin de stimuler sa productivité et en faire plus que les autres avec moins de sommeil – encore que. Certains ont expérimenté cette nouvelle mode et l’on relaté ici ou là. L’école puis la société apprennent à nos enfants que le manque de sommeil vaut la peine et qu’on peut compenser avec par la pharmacopée. Pour en faire plus. Travaille mieux ! Performe !
Ce que les enfants ont appris dans leur enfance, ils le reproduisent dans leur vie d’adulte. Et ils encouragent leurs enfants à le faire encore, à l’école.
Il faudra des courageux pour briser ce cercle. Des personnes pour dire que cette course en avant destructrice ne sera pas compensée par une réalisation personnelle, ou professionnelle ou sociétale. des personnes pour dire qu’ils ne sacrifieront pas leur sommeil et leur bonne santé pour faire partie de la majorité. C’est terriblement inconfortable, de ne pas faire partie de la majorité, surtout lorsqu’elle est énorme, écrasante.
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